« Un petit garçon observe sa mère préparer un gâteau au chocolat, sans comprendre comment les ingrédients considérés individuellement peuvent, une fois additionnés, donner lieu à un tel dessert. Cherchant à percer cette énigme, l’enfant tente de reproduire l’expérience dans sa chambre. Avec de pâte à modeler, il façonne un cylindre, auquel il ajoute – soucieux de respecter scrupuleusement le mélange des composants – un papier découpé dans une revue. Mais l’alchimie n’opère pas comme celle de sa mère et l’objet ne subit pas la mue tant attendue. » Alibi fictif, repère biaisé d’un souvenir dont on ne sait s’il a été reconstruit de toutes pièces par l’artiste, l’anecdote aura fourni le prétexte d’une œuvre. Revisitant, sur le mode de l’autobiographie, le passage intrigant d’un état de matière à un autre et la frustration née de l’impossibilité de susciter soi-même le phénomène, Le Gâteau est érigé par Gaël Grivet en œuvre princeps, en amorce possible des dispositifs capables de rendre la transformation effective que l’artiste s’ingénie à mettre en œuvre. Par leur entremise les formes prennent corps, par eux la magie s’opère. Mais on ne saurait les envisager sans la narration qui les accompagne et que le Français, établi à Genève, tisse en arrière-plan.
Qu’il s’agisse d’un projecteur de diapositives (Sans-titre (Menlo Park)), d’un appareil photographique (Safari), d’un arroseur automatique (Centre de paysage) ou d’une bicyclette (Stéréotropismes), les mécanismes logés au cœur des travaux de Gaël Grivet constituent non seulement les vecteurs de l’œuvre, mais en sont aussi les agents. Dans un double hommage au fameux arroseur à peinture de Gaston Lagaffe (t. III, 40) et au dripping de Jackson Pollock, Centre de paysage met ainsi en scène un arroseur automatique aspergeant de peinture verte les parois d’exposition. A la manière d’un long plan séquence, le dispositif macule par vagues le blanc des murs, son geste se substituant à celui l’artiste. La recontextualisation de l’outil de jardinage dans un centre d’art, son appropriation comme l’instrument du peintre et la substitution de la peinture à l’eau d’arrosage sont autant d’éléments participant d’une mise en scène poétique et ludique du processus de création. La proposition repose alors sur un syllogisme : si l’arroseur automatique donne corps à la nature qu’il fait croître, comme l’artiste à sa peinture, alors l’arroseur automatique est un artiste. Pour autant, l’expérience esthétique ne saurait aboutir sans son appropriation symbolique par le spectateur associant, de manière immédiate, la couleur verte giclée contre les parois à la notion de paysage. Eprouver une œuvre en tant que fait artistique n’est ainsi rendu possible que par l’assimilation des symboles et le vécu qui lui sont associés. « Car si toute expérience s’enracine dans l’interaction de la créature vivante avec son environnement, elle ne devient consciente et ne forme la matière d’une perception que quand elle se charge de significations dérivées d’expériences antérieures ». De manière particulièrement significative, cette œuvre de Grivet illustre le constat de John Dewey (1859 – 1952), pour qui l’expérience esthétique réside dans cette interface entre nature et culture (dans ce cas la transposition de l’outil de jardinage en outil de création, ou l’assimilation de la peinture verte au gazon). « Somme toute » disait déjà Marcel Duchamp, « l’artiste n’est pas seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif ». Dans le travail de Gaël Grivet, le spectateur joue donc un rôle clé, en ce qu’il participe de l’expérience que le dispositif génère, mais surtout qu’il se l’approprie, par l’imagination.
Cette composante non palpable, que l’on assimile volontiers au « hors champ » cinématographique, joue un rôle des plus significatifs dans Stéréotropismes, qui présente sur une bande de papier de 3,50 m de long un dessin elliptique, tracé au sol par l’artiste à bicyclette. La pièce renvoie à la tentative néo-dada que John Cage et Robert Rauschenberg avaient lancée avec Automobile Tire Print en 1953, devant le Fulton Street Studio à New York : dans une forme précoce de street art, les deux artistes avaient imaginé produire une empreinte sur une bande de papier, par le passage d’une Ford A, le pneu encré de peinture noire. Le « dessin » de Gaël Grivet rappelle cette expérience par son aspect cinétique. Mais à la différence de ses pairs, l’artiste tisse un récit autour son œuvre, lui présente çà et là des miroirs, qui renvoient autant à l’Ecole du prieuré de Sherlock Holmes qu’aux recherches sur la trajectoire des roues de vélo menées par un comparse mathématicien. La nouvelle de Conan Doyle met en scène le célèbre détective cherchant, à partir du sillage de roues de vélo laissées dans la boue, à déduire la direction prise par le prétendu coupable. Peu importe qu’il ait été démontré par la suite que ce récit n’était pas plausible. La part de doute et d’inconnu laissée par la « problématique de la trace de vélo » est bien celle ayant déclenché l’imagination du détective. Stéréotropismes place ainsi le spectateur dans le rôle d’un nouveau Sherlock Holmes, l’invitant à s’approprier l’image pour se la re-raconter. Car
« à la différence de la machine, l’œuvre d’art ne résulte pas seulement de l’imagination, elle opère au plan de l’imagination, et non à celui des existences physiques ». De la genèse de l’œuvre à son exposition, plusieurs niveaux d’inspiration, de « hors champ » jalonnent et conditionnent donc son développement. Il en est ainsi de La marche possible des courants, qui doit sa complétude à trois niveaux d’inspiration ou d’expérience successifs. La figure du Nobel de médecine Santiago Ramon y Cajal (1852 – 1934) d’abord, par l’exhumation de ses dessins de cellules nerveuses. L’artiste ensuite, récupérant ce terreau d’images – vestige du désir inassouvi de figuration de la pensée – pour le scénariser en un « collage » rythmé. Les dessins sont, tour à tour, projetés en négatif au millième de seconde via des appareils conçus par l’artiste suggérant la captation de l’image autant que sa diffusion. Le spectateur enfin qui, dans une ultime étape éprouvera la pièce en se déplaçant immergé dans une vision fictive de la mécanique mentale.
Puiser dans les interstices du passé, revisiter les images de l’Histoire pour en tramer un récit nouveau, pointer la part d’aléatoire de l’anecdote et s’y glisser, l’approche que préconise Gaël Grivet est celle d’un chercheur d’art, convaincu que celui-ci réside dans chaque pan de l’histoire humaine, des tréfonds blindés des abris anti-atomiques (les cyanotypes de Bleu dilemme) au tentatives échouées de saut en parachute par François Reichelt (Sans titre (Reichelt)). Le substrat d’inspiration de l’artiste oscille ainsi entre les inventions rêvées non abouties (l’expérience funeste de Reichelt ; la reconstitution ratée du gâteau au chocolat) et la magie redécouverte de certaines expériences passées : les cyanotypes dans Bleu dilemme ou les dessins d’un neuroscientifique du début du XXème siècle dans La marche possible des courants. Or si chacun de ces dispositifs renvoie, parfois jusqu’à la tautologie (Sans titre (Menlo Park)), à un mode de production de l’image ante litteram (aux deux œuvres précitées, il faut ajouter Safari ou Centre de paysage), ceux-ci constituent aussi la matière d’une narration formées de collages ou des télescopages subjectifs et fertiles. C’est ici, dans l’interstice fragile distinguant les lois de la physique et leur application par l’être humain, que l’art se crée. Comme si ces moments de flottement pouvaient refléter, mieux qu’aucun autre, la part de création inhérente à l’homme, comme si ce miroir de nos contradictions se faisaient, à cet endroit précisément, celui d’un œuvre en devenir. Des processus créatifs autonomes qu’il envisage, Grivet n’envisage leur existence qu’au contact du spectateur, dans une appropriation symbolique s’accomplissant par l’expérience proposée. L’œuvre n’a alors de cesse que de porter une réflexion sur notre assimilation de l’image, son appropriation par l’expérience et le récit fictionnel que celle-ci aura déclenché.
1. John Dewey, L’art comme expérience, Paris, Gallimard : Folio essais, 2010 (1934), p. 441.
2. Marcel Duchamp, Le processus créatif, Paris, L’Echoppe 1987, n.p.
3. John Dewey cit. p. 443. Nous soulignons.
Julie Enckell-Julliard