Du fait à son récit

« La première source visuelle de l’Art Conceptuel ressemble à un manuel universitaire, où la photographie ou le diagramme pauvrement imprimés, accompagnés d’une légende, est le prix standard. Le fait que ce mode d’adresse est culturellement omniprésent ne le rend pas invisible (neutre) pour autant… »

Mike Kelley, « Shall We Kill Daddy? », C3i Vol.#1, Striking Distance, Nov. 1996.

 

Si Gaël Grivet conçoit notamment des installations, des vidéos ou des sculptures, on est immédiatement frappé par la présence de carnets de note, de diagrammes mathématiques et de photographies trouvées. Cet emploi récurrent du texte, du schéma ou de l’archive, véritable appareillage documentaire, serait-il le signe d’une conception par Gaël Grivet de l’art comme moyen d’appréhender le réel. Sans-titre (sarcophage) (2012) dont le « Sans-titre » indique qu’elle est une simultanément « sans objet » et objet semble paradoxale à plus d’un titre. Une ambivalence qui pourrait se résoudre si l’on se réfère à l’étymologie du « sarcophage » : un réceptacle propice à la disparition (Littré : Qui ronge les chairs. Les médicaments sarcophages, ou, substantivement, les sarcophages. Du Grec ancien, sarx désignant la chair, phagein, manger). Le cartel indiquant une  liste simple de matériaux – « Bois, couverture, adhésif décoratif, moniteur, photocopies » – et des dimensions « variables » définit la nature instable d’une œuvre dont chacune des présentations est une tentative de formaliser un événement précis. « Le 26 mars 2012, le site de la Radio Télévision Suisse annonce qu’un sarcophage monumental romain provenant de fouilles illégales a été retrouvé aux Ports Francs de Genève, caché sous une couverture ».  Après vérification, l’événement évoqué a bien eu lieu. Ici, la représentation est donc une occurrence d’un événement passé. L’œuvre, constituée d’un bloc de faux marbre partiellement dissimulé par une couverture, procèderait d’une tentative de formaliser le réel, poussant la représentation du côté de la présentation.

 

Loin des artistes conceptuels convaincus de la neutralité de leurs outils, Gaël Grivet ne saurait cantonner l’art à une analyse du réel tant cet artiste nourrit une approche bien critique de ce réel. Sans-titre (Menlo Park) (2011), une installation constituée d’un projecteur à diapositives dont l’image projetée au mur est celle de l’ampoule de l’appareil dénué de tout film photographique, révèle la façon dont Gaël Grivet envisage la relation qu’entretiennent réel et fiction. L’appareil donne à voir la source lumineuse habituellement véhicule discret de cette photo positive. Révélant une part de ses mécanismes optiques, cette œuvre procèderait apparemment d’un dévoilement de son dispositif et contribuerait à l’avènement de la réalité. Il suffit de se référer au titre de l’œuvre pour s’apercevoir que Gaël Grivet sait – comme nous et ce depuis les théories de l’art et de son exposition au tournant du siècle – combien le paratexte de l’œuvre participe à sa rhétorique, comme la couverture, la page de titre, la couverture, les titre et sous-titre constituent le livre et son discours. Toujours « Sans-titre », le sous-titre précise une localité. Menlo Park, dans l’Etat du New Jersey (Etats-Unis d’Amérique), est rebaptisée Edison en 1954 en l’honneur de Thomas Edison, ancien résident et pionnier de l’exploitation de l’énergie électrique. Si en forme de lanterne magique moderne Sans-titre (Menlo Park) offre le spectacle de sa machinerie, elle est aussi une métaphore du progrès technique comme récit spectaculaire. La déconstruction de la représentation sert à révéler la façon dont le réel se construit par la narration.

Le Gâteau (2012), un volume cylindrique dont la surface supérieure comprend une représentation d’un appareil photographique, est une œuvre qui consiste à reconstituer de mémoire un gâteau au chocolat. Malgré le caractère biographique, le cartel ne précise pas un événement ou un souvenir en particulier, mais la tentative de donner forme à la notion de transformation. « Lorsque ma mère préparait un gâteau au chocolat, je n’arrivais pas à faire le lien entre le moment des ingrédients séparés et le résultat (…) Je m’étais mis en tête de faire la même chose, dans ma chambre ». Loin de l’apparente reconstitution d’un fait réel, Gaël Grivet reprend les motifs de la cure analytique – l’enfance, le souvenir, la reconstitution, etc. – pour les projeter du côté d’une représentation de concepts aussi abstraits que la relation des parties à un tout ou que la transformation de ces parties un objet de désir. L’approche analytique présentée avec humour par l’archétype du souvenir ou celui de la régression cède le pas à la fiction d’un hypothétique souvenir pour mettre en scène l’échec d’une représentation, une sculpture bricolée et flanquée d’une page de magazine.

À l’instar des artistes post-conceptuels trop conscients de l’artificialité du réel et de sa médiation, Gaël Grivet conçoit une poétique qui nous aide à nous émanciper des trop simples oppositions qui distingueraient réel et approximation, déconstruction et idéologie, raisonnement et fiction. -14 cm (2012), une règle graduée de 14 à 30 cm, est bien un instrument de mesure étalonné sur la dépression dans le sol suite à l’impact du corps de François Reichelt lors de son saut de 57m de haut en costume-parachute depuis la Tour Eiffel en 1912. En étalonnant le réel selon cet événement particulier, courageux et absurde, l’ensemble du réel se trouve perdre quelques centimètres faisant de cette règle graduée un monument en creux au tailleur franco-autrichien.

Julien Fronsacq