Récent lauréat de la Bourse Lissignol-Chevalier et Galland en arts plastiques, Gaël Grivet est intervenu dans le précédent numéro de La Cité. L’oeuvre était déroutante, et l’occasion toute trouvée de revenir avec lui sur son travail. Quand Gaël Grivet a ouvert le dernier numéro de La Cité, où figurait la page qu’il avait conçue pour la rubrique ‘Atelier’, il n’a pas pu s’empêcher de sourire. J’étais assis en face de lui dans un café, à Genève, en compagnie de notre photographe Israel. Il ne s’agissait pas d’un sourire de satisfaction narcissique, je le sentais bien. Aucune vanité dans cette réaction. Face au résultat final de son intervention dans le journal, son sourire pudique exprimait une joie profonde. Le tirage papier différait légèrement de ce qu’il avait prévu et imaginé. Un certain nombre de choix successifs de la rédaction, puis du graphiste, avaient altéré sa proposition initiale. Le projet consistait à occuper l’espace entier de la page allouée à la rubrique avec une seule phrase, une citation du porte-parole d’un grand groupe nucléaire français: «On n’a pas constaté de risque imminent et grave, mais si cette situation se prolonge sur plusieurs années, cela pourrait aboutir à un risque plus immédiat.» Imprimée conformément à la charte graphique de La Cité, cette phrase flottait dans un immense espace blanc dont on avait pris la précaution de gommer tout ce qui pouvait en signaler l’intention artistique. Les moindres détails typographiques avaient été discutés au cours des semaines précédentes: l’emplacement sur la page, la taille des caractères, l’usage ou non des césures… Et voilà que l’inscription était décalée vers le haut, vers la droite, les césures abandonnées et la taille diminuée! «J’aime mieux comme ça», commente soudain Gaël Grivet, «je voulais que mon intervention se situe dans le droit fil du journal, qu’elle tire parti des ressources mêmes du support. Et c’est bien ce qui est arrivé! Les contraintes auxquelles fait face l’équipe de La Cité au moment de boucler un numéro ont pesé sur ma page, comme sur n’importe laquelle des vingt-trois autres.» Et s’il n’y avait eu aucun choix délibéré de quiconque à l’origine de ces modifications? Le simple effet de la manipulation collective d’une maquette dans l’urgence des délais à respecter? «Voilà précisément ce qui me plaît! Personne n’a finalement la responsabilité de cette mise en page, ni moi, ni aucun des membres de la rédaction. Un peu comme si le journal, devenu autonome, s’était approprié cette phrase lui-même! »
L’abri anti-atomique, le village breton et le titre de presse
Cette démarche s’apparente-t-elle à de l’art conceptuel? Gaël Grivet accepte cette étiquette; elle lui semble commode. Mais il parle plus volontiers d’«installations». Son travail suppose en effet une réflexion sur les sites où les oeuvres seront exposées. Proposez à l’artiste d’intervenir dans un ancien abri antiatomique transformé en galerie d’art, dans un village breton ou dans un journal comme La Cité: il vous sera difficile, au premier abord, de faire le lien entre des «objets» très différents. Dans la première installation, intitulée Bleu dilemme (2009), vous entrerez dans un abri anti-atomique très dépouillé, où quelques rares éléments sont disposés de façon à suggérer leur fonctionnalité commune: deux flacons de produits chimiques, une table d’insolation montée près de la seule fenêtre que comprend l’endroit, un casier où sont rangés de grands rouleaux de papier et, sur l’une des parois d’un gris inégal de ciment, un rectangle bleu vif. Vous vous rapprochez de cette feuille affichée au mur et vous décelez un dégradé de la couleur. Vous faites le lien avec les tubes où reposent d’autres feuilles enroulées. Le format de la fenêtre vous paraît proche de celui de cette feuille exposée. Un texte enfin retient votre attention, qui vous explique que le Bleu de Prusse est à la fois une protection contre les radiations que l’on ingère sous forme de gélule et le premier pigment synthétique issu d’une réaction de quelques produits chimiques aux ultraviolets, dont certains procédés photographiques tirèrent parti au XIXe siècle. Vous comprenez que, pour produire ce bleu si hypnotique et si reposant, il a fallu ouvrir la fenêtre et s’exposer aux radiations extérieures. Que l’art rend à l’antidote toute son ambivalence. Peut-on accéder à cet art sans commentaire? «Non», tranche Gaël Grivet. «Il faut toutefois commencer par dissiper le mythe de l’oeuvre auto-suffisante. Lorsque le spectateur jouit de l’art sans commentaire, c’est qu’il sait déjà ce qu’il doit reconnaître dans ce qu’il voit. Le commentaire est indispensable, à un moment ou un autre de la familiarisation esthétique. Mais, bien sûr, il n’enlève rien au charme de l’oeuvre! Ni à sa malice!» En Bretagne, depuis un point dominant le village de Bazouges-La-Pérouse, vous auriez pu lire en été 2006 le mot «Brouillard» monté sur tréteaux en pleins champs, à un bon kilomètre de là. Que fait l’artiste quand il intervient dans une telle région? Il s’interroge sur le climat souvent humide des lieux. Sur la façon dont on pourrait en signaler l’intégration possible dans le patrimoine local. Sur la menace que ce brouillard fréquent fait peser sur la visibilité de l’oeuvre. Bref, Gaël Grivet met alors en scène certaines contradictions de toute politique patrimoniale. Dans le cas de La Cité, le dispositif a adopté la logique d’un titre de presse pour donner à lire, dans sa forme la plus nue, la langue de bois du catastrophisme ambiant si prégnante dans les médias. On ne sait pas vraiment de quoi parle cette phrase, tant elle est vague, mais on y reconnaît le ton d’une époque, un souci de gestion du risque poussé à son comble. «Elle pourrait aussi parler du journal lui-même, des conditions dans lesquelles La Cité tâche de survivre.» Toutes ces interventions artistiques semblent très différentes dans leurs résultats. A quoi se reconnaît donc le style de Gaël Grivet? Il est à chercher dans le processus qui conduit à l’oeuvre. Ou plutôt, puisque l’installation finale est la résolution formelle d’un questionnement, le style est dans le cheminement que l’oeuvre ramasse dans ses éléments et qu’elle nous invite à parcourir à notre tour. Il y a des indices, on attend de nous une enquête. Qu’est-ce qui va retenir notre attention et nous mettre sur la piste? La perplexité. Vous avez tourné les pages du dernier numéro de La Cité, et vous vous êtes tout à coup trouvé nez à nez avec cette phrase en apesanteur de la page 17. «Il y a eu un sacré couac du côté de l’équipe du journal, ou chez l’imprimeur », vous êtes-vous sans doute dit. Mais le texte vous a semblé bizarre. Vous avez relu ces mots, et leur assemblage vous a paru toujours plus étrange à mesure que vous cherchiez à en saisir le sens. Pourquoi quelques lignes plutôt que rien? Ce «couac» était trop étudié: ce vide autour de la phrase, l’équilibre esthétique de sa disposition sur la page, ces sortes de vers libres coupés dans leur élan… Vous avez peut-être pensé qu’on cherchait à vous dire quelque chose. Mais quoi? Le geste de Gaël Grivet avait une visée critique. Il était question de rappeler les lecteurs à une certaine vigilance face aux mots, de réveiller leur exigence de sens. Mais le projet a dépassé les attentes de son concepteur. Et cette perte de maîtrise dans la dernière phase de la réalisation a eu cet effet imprévu de jeter l’artiste dans la même perplexité que les lecteurs de La Cité. Il s’était passé quelque chose. Au lieu de placer Gaël Grivet en surplomb par rapport aux autres lecteurs, dans la posture avantageuse de celui qui détiendrait les clés de l’énigme, les impondérables de la production du journal l’avaient mis sur un pied d’égalité avec n’importe lequel d’entre nous. Il n’était plus désormais que le spectateur de son dispositif. Il avait rejoint la communauté de ceux que son oeuvre invitait à réagir. Sa joie profonde venait de là, en ce vendredi de février. De cette perplexité partagée.
Jérôme David
Journal La Cité N°13, mars 2012