Gone With The Wind
Le lieu, communément nommé le « goulet », est sur l’axe principal pour se rendre en France, depuis l’est de la ville. Les immeubles susceptibles d’être démolis sont sur le côté nord de la rue. C’est un ensemble de bâtisses vieilles d’une centaine d’années. Quelques familles y sont logées pour presque rien (les fameux AS, anti-squats), mais dans des conditions de salubrité minimales. Leur intérêt urbanistique est peu visible sur le front de rue, où les gabarits sont semblables et les façades bien alignées. En revanche, à l’arrière, on peut constater une grande variété de dimensions, de hauteurs de sol, d’articulations entre les maisons, de cours, de jardins. De ce point de vue, l’ensemble présente une facette plutôt positive et l’on comprend mieux que certains soient réfractaires à sa démolition. En effet, le projet a subi opposition sur opposition. Le dernier concours en date, en 1997, remporté par Antoine Ris, n’a abouti à aucune réalisation. Des divers projets en lice, certains optaient pour la solution radicale de tout raser pour reconstruire, faire table rase de ce passé. Antoine Ris est, avec son projet, à l’opposé de cette conception, et désire conserver une partie de ce patrimoine, mais surtout les principes qui l’ont vu naître en tant que tissu villageois, à savoir une pluralité d’entités, qui émergent progressivement (processus « itératif »). Sa proposition est donc de concevoir un plan d’ensemble, une composition de différents volumes dont la réalisation reviendrait à autant d’architectes.
Les volumes seraient construits de façon progressive. Ce principe a l’avantage de contourner une partie importante du problème d’aboutissement de ce réaménagement : d’une part, les oppositions des différents propriétaires à la vente de leurs immeubles, le concept permettant d’engager le chantier sur certaines parties seulement, et de l’autre, celles de la population à voir venir plusieurs années d’un chantie considérable. On peut donc raisonnablement se poser la question de savoir si « itératif » est un concept significatif, ou si c’est la méthode de la dernière chance. L’architecte doit faire preuve d’une habileté extrême pour, à la fois, contourner les problèmes politiques et fournir un projet constructeur de sens. La commune a déposé une demande d’autorisation, et les bâtiments ne sont plus entretenus. L’invitation des étudiants post-grade, dans ce contexte, correspond à une nécessité politique d’affirmer publiquement l’imminence d’un changement. En 1997, les deux bâtiments aux numéros 13 et 15, après beaucoup de rebondissements, sont démolis à cause d’un plancher effondré deux ans plus tôt. Deux étais en structure tubulaire sont placés dans l’espace laissé vide, appuyés sur les deux pignons adjacents.
Huit ans après, ils sont toujours en place. Ils témoignent de la précarité de la situation. Précarité quant au destin des immeubles et, par extension, à celui des habitants dans leur quotidien. D’une manière plus générale, des éléments comme ceux-ci, tels que des échafaudages, renvoient à l’univers du chantier. Cet univers est attaché à des idées de processus en cours, de matrice (dans le sens où ils servent à élaborer une forme, ils y sont périphériques). Leur pérennité produit une contradiction, courante et même symptomatique de l’urbanité contemporaine, et qui donne l’impression que nous vivons dans un éternel chantier, toujours dans le (dé)construire et non dans le bâtir. Comme nous l’avons vu plus haut, la route de Chêne est l’axe qui relie le centre de Genève à la France, par l’est de la ville. Cet axe rejoint directement la ville d’Annemasse, d’où beaucoup de gens partent pour aller travailler. Il est en effet doublement avantageux de vivre en France, où le coût de la vie est moindre, et de travailler en Suisse, où les salaires sont plus élevés. Ces personnes sont les plus nombreuses à « fréquenter » la commune, mais n’ont aucune raison de s’y arrêter. À l’entrée de Chêne-Bougeries, on peut voir une enfilade de drapeaux représentant les différents cantons de la Suisse. Sur cet axe circulent également deux tramways. Toutes les deux minutes passe l’un ou l’autre. Le « goulet » est un des rares endroits de Genève où il n’y a que deux voies de circulation, partagées entre voitures et transports en commun. La largeur de la chaussée est en totale contradiction avec cette fonction. L’ambiance sur place est étrangement à deux vitesses, la vitesse de ceux qui passent et ne s’arrêtent pas, en tram, en voiture, et la vitesse de ceux qui sont là, dans une ambiance villageoise incertaine. La coexistence des deux rythmes est problématique pour les nerfs, car on a le sentiment que les véhicules ont du mal à passer, et en quelque sorte forcent le passage. Le rythme même des véhicules manque de fluidité. Le feu tricolore situé en haut du pâté de maisons est en partie responsable de cette irrégularité. Dans un niveau de décibels conséquent, les voitures s’arrêtent, repartent, s’arrêtent sans fin, et cela, juste à l’endroit où l’étroitesse de la rue forme une parfaite caisse de résonance.
Installation in-situ. Dispositif mécanique, bâches, éclairages.
Chêne-Bougeries ( Genève). 2006